L'arpenteur

— par Franz Kafka

Le personnage du roman de Kafka, nommé K., prétend être engagé comme arpenteur par les fonctionnaires du château.

"L’idée que K. se faisait des autorités de l’endroit se trouva d’abord fortement confirmée par sa visite au maire. Ce maire, un gros homme aimable et entièrement rasé, était malade ; il avait un grave accès de goutte et reçut K. au lit.
– Voici donc Monsieur notre Arpenteur, dit-il, et il chercha à se redresser pour saluer ; mais il ne put y parvenir et se rejeta sur ses oreillers en montrant ses jambes comme excuse.
Une femme silencieuse, qui avait presque l’air d’une ombre dans le crépuscule de cette chambre aux fenêtres minuscules encore assombrie de rideaux, apporta une chaise à K. et la plaça auprès du lit.
– Asseyez-vous, asseyez-vous, Monsieur l’Arpenteur, fit le maire, et dites-moi vos désirs.
K. lui lut la lettre de Klamm et ajouta quelques réflexions.
Il éprouvait une fois de plus la sensation de l’extraordinaire dans ses rapports avec l’autorité. L’autorité acceptait tous les fardeaux, on pouvait tout lui mettre sur le dos et on restait personnellement libre et serein. Le maire, comme s’il eût aussi senti cela à sa façon, se tourna péniblement dans le lit. Finalement il dit à K. :
– Comme vous avez pu le remarquer, Monsieur l’Arpenteur, j’ai bien eu connaissance de toute cette affaire. Si je n’ai encore rien fait, c’est d’abord à cause de ma maladie, puis parce que, ne vous ayant pas encore vu, je pensais que vous aviez renoncé à la chose. Mais, puisque vous avez l’amabilité de venir me voir personnellement, il faut bien que je vous dise toute la vérité, la désagréable vérité. Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire ; quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous dans ces conditions d’un arpenteur ?"

Le château, Franz Kafka, 1926