"Tout par l'électricité"

— par Jules Verne

“—Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'écouter. » Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit : « Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m'éclaire, il m'échauffe, il est l'âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c'est l'électricité.
—L'électricité! m'écriai-je assez surpris.
— Oui, monsieur.
— Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité de mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'électricité. Jusqu'ici, sa puissance dynamique est restée très-restreinte et n'a pu produire que de petites forces !
— Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité n'est pas celle de tout le monde, et c'est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire.
—Je n'insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d'être très étonné d'un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus aucune communication avec la terre?
— Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait très-certainement praticable.
Mais je n'ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j'ai voulu ne demander qu'à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.
—A la mer?
—Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.
J'aurais pu, en effet, en établissant un Circuit entre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir l'électricité par la diversité de températures qu'ils éprouvaient; mais j'ai préféré employer un système plus pratique.
— Et lequel?
— Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d'eau, et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantité, des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je compose mes éléments.
—Le sodium?
— Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s'use jamais.
Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme les plus énergiques, et que leur force électro-motrice est double de celle des piles au zinc.
—Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les conditions où vous vous trouvez. La merle contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous? Vos piles pourraient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait la quantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produiriez!
— Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par la pile, et j'emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.
— De terre? dis-je en insistant.
— Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo — Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille?
— Monsieur Aronnax, vous me verrez à l'œuvre. Je ne vous demande qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'être patient. Rappelez-vous seulement ceci : Je dois tout à l'Océan; il produit l'électricité, et l'électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.
— Mais non pas l'air que vous respirez ?
— Oh! je pourrais fabriquer l'air nécessaire à ma consommation, mais c'est inutile, puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me plaît.
Cependant, si l'électricité ne me fournit pas l'air respirable, elle manœuvre, du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans des réservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.
— Capitaine, répondis-je, je me contente d'admirer. Vous avez évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la véritable puissance dynamique de l'électricité.

Vingt mille lieues sous les mers, Jules Verne, 1869-1870