Les escaliers de Chambord

— par Pascal Quignard

De Chambord, du parc et du château, il n’avait pas grand souvenir, sinon une visite qu’il avait faite alors qu’il était demi-pensionnaire, dans la petite école de la rue Michelet, à cinq ou six ans. Il n’avait pas gardé la mémoire d’une forêt, ni d’une réserve, ni de faucons, ni de vautours. Il se remémorait seulement le grand escalier central, blanc, gigantesque s’élevant au centre du donjon. Il courait avec les autres enfants. Ils criaient de joie en montant. Ils avaient fait aussi, hélas, pour préparer cette visite, une dictée interminable sur ces escaliers interminables, où le petit Furfooz, empreint de néerlandais, avait obtenu – ainsi qu’il en allait toujours – une des notes les plus basses. La dictée s’intitulait "Les degrés prodiges". Il s’appliquait, lèvres pincées, il écrivait le titre de la dictée, les doigts crispés sur le fer du porte-plume, il sentait l’odeur écœurante de craie, de sueur d’enfant, d’encre poisseuse, de miel aussi. La dictée décrivait avec beaucoup de pédantisme et de nombreux termes techniques à l’orthographe impossible les deux montées conçues jadis par Léonard de Vinci autour du vide central, vertigineux – entre les fenêtres découpées où ses condisciples, une petite fille et lui-même se penchaient en criant et se montraient du doigt – et qui superposaient leur révolution de telle sorte qu’on ne cessait de voir l’autre sans le rencontrer jamais. On était pourtant sans cesse face à face, excité, impatient. La petite condisciple de cinq ou six ans et lui-même criaient, hurlaient devant ce miracle : sans cesse on montait seul. Sans cesse on descendait seul. Sans cesse on était abandonné de celui qu’on avait sous les yeux.

Les Escaliers de Chambord, Pascal Quignard, 1 989