Pot-Bouille

— par Émile Zola

Paru en 1882, Pot-Bouille décrit la vie des occupants d’un immeuble parisien construit récemment.
Un jeune provincial, Octave Mouret, arrive à Paris. Il visite son tout nouvel immeuble dans lequel il occupera une chambre de bonne. Ce même Octave Mouret deviendra le directeur du grand magasin "Le Bonheur des dames"


"Le vestibule et l’escalier étaient d’un luxe violent. En bas, une figure de femme, une sorte de Napolitaine toute dorée, portait sur la tête une amphore, d’où sortaient trois becs de gaz, garnis de globes dépolis. Les panneaux, de faux marbre, blancs à bordures roses, montaient régulièrement dans la cage ronde ; tandis que la rampe de fonte, à bois d’acajou, imitait le vieil argent, avec des épanouissements de feuilles d’or. Un tapis rouge, retenu par des tringles de cuivre, couvrait les marches. Mais ce qui frappa surtout Octave, ce fut, en entrant, une chaleur de serre, une haleine tiède qu’une bouche lui soufflait au visage,
— Tiens ! dit-il, l’escalier est chauffé ?
— Sans doute, répondit Campardon. Maintenant, tous les propriétaires qui se respectent, font cette dépense... La maison est très bien, très bien...
Il tournait la tête, comme s’il en eût sondé les murs, de son œil d’architecte.
— Mon cher, vous allez voir, elle est tout à fait bien... Et habitée rien que, par des gens comme il faut !
Alors, montant avec lenteur, il nomma les locataires. A chaque étage, il y avait deux appartements, l’un sur la rue, l’autre sur la cour, et dont les portes d’acajou verni se faisaient face. D’abord, il dit un mot de M. Auguste Vabre : c’était le fils aîné dupropriétaire ; il avait pris, au printemps, le magasin de soierie du rez-de-chaussée, et occupait également tout l’entresol. Ensuite, au premier, se trouvaient, sur la cour, l’autre fils du propriétaire, M. Théophile Vabre, avec sa dame, et sur la rue, le propriétaire lui-même, un ancien, notaire de Versailles, qui logeait du reste chez son gendre, M. Duveyrier, conseiller à la cour d’appel.
— Un gaillard qui n’a pas quarante-cinq ans, dit en s’arrêtant Çampardon, hein ? c’est joli !
Il monta deux marches, et se tournant brusquement, il ajouta :
— Eau et gaz à tous les étages.
Sous la haute fenêtre de chaque palier, dont les vitres, bordées d’une grecque, éclairaient l’escalier d’un jour blanc, se trouvait une étroite banquette de velours. L’architecte fit remarquer que les personnes âgées pouvaient s’asseoir.’ Puis, comme il dépassait le second étage, sans nommer les locataires :
— Et là ? demanda Octave, en désignant la porte du grand appartement.
— Oh ! là, dit-il, des gens qu’on ne voit pas, que personne ne connaît... La maison s’en passerait volontiers. Enfin, on trouve des taches partout... Il eut un petit souffle de mépris.
— Le monsieur fait des livres, je crois.
Mais, au troisième, son rire de satisfaction reparut. L’appartement sur la cour était divisé en deux : il y avait là madame Juzeur, une petite femme bien malheureuse, et un monsieur très distingué, qui avait loué une chambre, où il venait une fois par semaine, pour des affaires. Tout en donnant ces explications, Campardon ouvrait la porte de l’autre appartement.
— Ici, nous sommes chez moi, reprit-il. Attendez, il faut que je prenne votre clef... Nous allons monter d’abord à votre chambre, et vous verrez ma femme ensuite.
Pendant les deux minutes qu’il resta seul, Octave se sentit pénétrer par le silence grave de l’escalier. Il se pencha sur la rampe, dans l’air tiède qui venait duvestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut.. C’était une paix 1 morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait pas.. un souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait comme des abîmes d’honnêteté.
— Vous aurez d’excellents voisins, dîtGainpardon ; qui avait reparu avec la clef,: sur la rue, les Josserand, toute une famille, le père caissier à la cristallerie Saint-Joseph, deux filles à marier ; et, près de vous, un petit ménagé’ d’employé, les Pichon, des gens qui ne roulent pas sur l’or, mais d’une éducation parfaite... Il faut que tout se loue, n’est-ce pas ? même dans une maison comme celle-ci.

A partir du troisième, le tapis rouge cessait et était remplacé par une simple toile grise. Octave en éprouva une certaine contrariété d’amour propre. L’escalier, peu à peu, l’avait empli derespect ; il était tout ému d’habiter une maison si bien, selon l’expression de l’architecte. Comme il s’engageait, derrière celui-ci, dans le couloir qui conduisait à sa chambre, il aperçut, par une porte entr’ouverte, une jeune femme debout devant un berceau. Elle leva la tête, au bruit. Elle était blonde, avec des yeux clairs et vides ; et il n’emporta que ce regard, très distinct, car la jeune femme, tout d’un coup rougissante, poussa la porte, de l’air honteux d’une personne surprise. Campardon s’était retourné pour répéter :
— Eau et gaz à tous les étages, mon cher.
Puis, il montra une porte qui communiquait avec l’escalier de service. En haut étaient les chambres de domestique. Et, s’arrêtant au fond du couloir :
— Enfin, nous voici chez vous.
La chambre, carrée, assez grande, tapissée d’un papier gris à fleurs, bleues, était meublée très simplement. Près de l’alcôve, se trouvait ménagé un cabinet de toilette, juste la place de se laver les mains. Octave alla droit à la fenêtre, d’où tombait une clarté verdâtre. La cour s’enfonçait, triste et propre, avec son pavé régulier, sa fontaine dont le robinet de cuivre luisait. Et toujours pas un être, pas un bruit ; rien que les fenêtres uniformes, sans une cage d’oiseau, sans un pot de fleurs, étalant la monotonie de leurs rideaux blancs. Pour cacher le grand mur de. la maison de gauche qui fermait le carré de la cour, on y avait répété les fenêtres, de fausses fenêtres peintes, aux persiennes éternellement closes, derrière lesquelles semblait se continuer la vie murée des appartements voisins.........
— Mais je serai parfaitement : cria Octave enchanté."

Extrait de Pot-Bouille d’Émile Zola, 1 882