Comment rendre un théâtre incombustible ?

— Étienne-Louis Boullée

"Est-ce donc dans un lieu consacré au plaisir que le public doit craindre pour sa vie !
Quel désordre affreux, quels épouvantables malheurs si, par la seule appréhension d’un événement funeste, l’effroi s’emparait des esprits, comme cela est arrivé à l’ancien théâtre des Italie.
Ces pensées m’ayant fait frémir, je me suis dit : tu n’entreprendras pas de faire un théâtre ou bien tu trouveras les moyens de le rendre incombustible.
Je crus d’abord devoir procurer au public l’évasion la plus prompte possible et je crois y être parvenu. Le côté de la principale entrée de mon théâtre offre un immense perron, montant dans toute la hauteur du soubassement et ayant plus de deux cents pieds de développement. Sur le palier de ce perron, c’est-à-dire sur le péristyle de ma salle, je trouve quarante-deux portes-croisées qui ne sont séparées des loges que par le corridor et le foyer, en sorte que toutes les personnes placées à cet étage peuvent sortir presque de front tout à la fois et n’ont, pour être hors du bâtiment, c’est-à-dire être en sûreté, que le corridor à traverser.
Neuf grandes portes ouvertes sur les trois vestibules, au rez-de-chaussée, offrent le même avantage aux personnes placées dans le parquet et les petites loges pratiquées derrière. Les sorties n’ont aucune communication avec celles du premier étage. Les loges hautes auraient de plus que les autres à descendre les escaliers respectifs qui les conduiraient au niveau des premières et, dès lors, sur le grand perron, ce qui serait pour elles le moindre espace possible à parcourir. Il est essentiel d’observer que les quarante-deux portes ouvertes, aboutissant au péristyle, seraient disposées de manière qu’à la moindre alarme un simple coup de cordon suffirait pour les ouvrir toutes à la fois, en sorte que toute la salle ne présenterait que des ouvertures. Ce mécanisme, dont j’ai fait avec succès l’essai à l’École Militaire, consiste en un pignon à clef faisant mouvoir des conduits à crémaillère, lesquels soulèvent les gâches des serrures.
On serait, il est vrai, rassuré dans les moments du danger par la multitude des sorties et leur rapprochement de la façade de mon théâtre, mais cela ne préviendrait pas le danger, et j’ai dû chercher à écarter jusqu’à la possibilité de ce danger effrayant.
Le feu n’est dangereux qu’autant qu’il trouve de l’aliment. Pour éviter de lui en donner, je n’emploie point de bois et je construis tout en pierre et en brique, jusques aux loges. Ainsi, il ne resterait réellement de combustible que le plancher du théâtre et les décorations. En cas de malheur, celles-ci brûleraient sans qu’il pût en résulter aucune suite fâcheuse. Mais, pour prévenir toutes les objections et, par toutes les précautions possibles, rassurer le public et le gouvernement, je pratiquais, sous toute l’étendue du théâtre, un grand bassin d’eau où tous les bois se précipiteraient et s’éteindraient à mesure que l’incendie en romprait l’assemblage.
D’ailleurs, il serait possible de faire tomber subitement et en masse la charpente de ce plancher, dont j’ai parlé ci-dessus. N’avons-nous pas la preuve acquise qu’on opère des démolitions bien plus considérables par le décintrement du Pont de Neuilly ? J’ai annoncé que je n’emploierais pas de bois dans ma construction ; en effet, la salle et le théâtre étant voûtés, je construis mes chemins hauts sur le théâtre en tôle, portés sur des tringles de fer et supportés par des crochets grands et forts ; tous les cordages de service seraient en fil de laiton, les crampons destinés à recevoir ces forces seraient répandus sur toute la courbure de la voûte en nombre suffisant et dans une disposition propre à faciliter tous les changements et à remplir tous les besoins du service. Au moyen de ces précautions, non seulement l’incendie, même en entier, du théâtre serait sans danger pour les spectateurs et pour le corps de l’édifice ; mais encore, l’on n’aurait pas même à craindre que la voûte du théâtre en fût endommagée. J’en suis si sûr que si j’eusse construit ce théâtre, comme j’avais tout lieu de le présumer, j’étais décidé à faire à mes risques le sacrifice d’un plancher et d’un assemblage de décorations où j’aurais mis le feu pour prouver au public toute l’efficacité de mes moyens.
Le problème de la plus grande sûreté possible se trouvant résolu, il me restait à m’occuper de la distribution et de la décoration de ce monument."

"Est-ce donc dans un lieu consacré au plaisir que le public doit craindre pour sa vie !
Quel désordre affreux, quels épouvantables malheurs si, par la seule appréhension d’un événement funeste, l’effroi s’emparait des esprits, comme cela est arrivé à l’ancien théâtre des Italie.
Ces pensées m’ayant fait frémir, je me suis dit : tu n’entreprendras pas de faire un théâtre ou bien tu trouveras les moyens de le rendre incombustible.
Je crus d’abord devoir procurer au public l’évasion la plus prompte possible et je crois y être parvenu. Le côté de la principale entrée de mon théâtre offre un immense perron, montant dans toute la hauteur du soubassement et ayant plus de deux cents pieds de développement. Sur le palier de ce perron, c’est-à-dire sur le péristyle de ma salle, je trouve quarante-deux portes-croisées qui ne sont séparées des loges que par le corridor et le foyer, en sorte que toutes les personnes placées à cet étage peuvent sortir presque de front tout à la fois et n’ont, pour être hors du bâtiment, c’est-à-dire être en sûreté, que le corridor à traverser.
Neuf grandes portes ouvertes sur les trois vestibules, au rez-de-chaussée, offrent le même avantage aux personnes placées dans le parquet et les petites loges pratiquées derrière. Les sorties n’ont aucune communication avec celles du premier étage. Les loges hautes auraient de plus que les autres à descendre les escaliers respectifs qui les conduiraient au niveau des premières et, dès lors, sur le grand perron, ce qui serait pour elles le moindre espace possible à parcourir. Il est essentiel d’observer que les quarante-deux portes ouvertes, aboutissant au péristyle, seraient disposées de manière qu’à la moindre alarme un simple coup de cordon suffirait pour les ouvrir toutes à la fois, en sorte que toute la salle ne présenterait que des ouvertures. Ce mécanisme, dont j’ai fait avec succès l’essai à l’École Militaire, consiste en un pignon à clef faisant mouvoir des conduits à crémaillère, lesquels soulèvent les gâches des serrures.
On serait, il est vrai, rassuré dans les moments du danger par la multitude des sorties et leur rapprochement de la façade de mon théâtre, mais cela ne préviendrait pas le danger, et j’ai dû chercher à écarter jusqu’à la possibilité de ce danger effrayant.
Le feu n’est dangereux qu’autant qu’il trouve de l’aliment. Pour éviter de lui en donner, je n’emploie point de bois et je construis tout en pierre et en brique, jusques aux loges. Ainsi, il ne resterait réellement de combustible que le plancher du théâtre et les décorations. En cas de malheur, celles-ci brûleraient sans qu’il pût en résulter aucune suite fâcheuse. Mais, pour prévenir toutes les objections et, par toutes les précautions possibles, rassurer le public et le gouvernement, je pratiquais, sous toute l’étendue du théâtre, un grand bassin d’eau où tous les bois se précipiteraient et s’éteindraient à mesure que l’incendie en romprait l’assemblage.
D’ailleurs, il serait possible de faire tomber subitement et en masse la charpente de ce plancher, dont j’ai parlé ci-dessus. N’avons-nous pas la preuve acquise qu’on opère des démolitions bien plus considérables par le décintrement du Pont de Neuilly ? J’ai annoncé que je n’emploierais pas de bois dans ma construction ; en effet, la salle et le théâtre étant voûtés, je construis mes chemins hauts sur le théâtre en tôle, portés sur des tringles de fer et supportés par des crochets grands et forts ; tous les cordages de service seraient en fil de laiton, les crampons destinés à recevoir ces forces seraient répandus sur toute la courbure de la voûte en nombre suffisant et dans une disposition propre à faciliter tous les changements et à remplir tous les besoins du service. Au moyen de ces précautions, non seulement l’incendie, même en entier, du théâtre serait sans danger pour les spectateurs et pour le corps de l’édifice ; mais encore, l’on n’aurait pas même à craindre que la voûte du théâtre en fût endommagée. J’en suis si sûr que si j’eusse construit ce théâtre, comme j’avais tout lieu de le présumer, j’étais décidé à faire à mes risques le sacrifice d’un plancher et d’un assemblage de décorations où j’aurais mis le feu pour prouver au public toute l’efficacité de mes moyens.
Le problème de la plus grande sûreté possible se trouvant résolu, il me restait à m’occuper de la distribution et de la décoration de ce monument."

Étienne-Louis Boullée, Essai sur l’art, 1 796-1797