La Place de l’Opéra

— par Émile Zola

"Au moment où il arrivait à la place de l’Opéra, Pierre, brisé de fatigue, éperdu, leva les yeux. Où était-il donc ? Le cœur de la grande ville semblait battre là, dans la vaste étendue de ce carrefour, comme si le sang des quartiers lointains eût afflué de tous les côtés, par de triomphales avenues. Il regarda se perdre à l’horizon les trouées de l’avenue de l’Opéra, des rues du 4-Septembre et de la Paix, claires encore d’un reste de jour, déjà étoilées d’un fourmillement d’étincelles.
Le boulevard traversait la place du torrent de sa circulation, où venaient se heurter les afflux des rues voisines, en de continuels remous, qui faisaient de ce point le gouffre le plus dangereux du monde. Vainement les gardiens de la paix tâchaient de mettre là quelque prudence, le flot des piétons débordait quand même, les roues s’enchevêtraient, les chevaux se cabraient, au milieu du bruit de marée humaine aussi haute, aussi incessante que la voix de tempête d’un océan. Puis, c’était la masse isolée de l’Opéra, peu à peu noyé d’ombre énorme et mystérieux, tel qu’un symbole, et dont l’Apollon porteur de lyre, tout en haut, gardait un dernier reflet de lumière dans le ciel blême.
Et toutes les fenêtres des façades s’éclairaient, une allégresse naissait de ces milliers de lampes qui étincelaient une à une, un besoin de détente universelle, de libre assouvissement s’épandait avec l’ombre croissante, tandis que, de loin en loin, les globes électriques éclataient comme les lunes des nuits claires de Paris."

Les Trois Villes : Paris, 1 893-1898