Pour un art du gratte-ciel

— Louis Sullivan

Les architectes de ce pays et de cette génération ont aujourd’hui à faire face à quelque chose de nouveau sous le soleil, à savoir l’évolution et l’intégration des conditions sociales, et leur agrégation particulière, qui résulte dans une demande d’ériger de grands immeubles de bureaux.

Mon but n’est pas de discuter des conditions sociales ; je les accepte comme un fait, et je dirai tout de suite que le projet de grand immeuble de bureaux doit être reconnu et abordé dès le début comme un problème à résoudre – un problème vital, qui réclame une vraie solution.

Exposons les conditions aussi simplement que possible. En bref, les voici : les bureaux sont nécessaires pour les transactions commerciales ; l’invention et le perfectionnement d’ascenseurs à grande vitesse ont maintenant rendu le déplacement vertical, qui naguère était assommant et pénible, aisé et confortable ; le développement de la production d’acier a montré comment élever à grande hauteur des constructions sans danger, rigides et économiques ; la croissance continue de la population dans les grandes villes, la congestion des centres qui s’ensuit et l’élévation de la valeur du terrain, incitent à une augmentation du nombre d’étages ; le succès dans l’empilement de ces derniers agit sur la valeur des terrains – et ainsi de suite, par principe d’action et de réaction, d’interaction et d’inter-réaction. Ainsi s’est produite cette forme de construction élevée, appelée “l’immeuble moderne de bureaux”. Elle est advenue en réponse à l’appel de la nouvelle agrégation de conditions sociales qui y a trouvé une habitation et un nom.

[…]

Les conditions pratiques sont, en gros, celles-ci :

Ce qu’il faut, c’est : 1°, un niveau enterré, comprenant les chaudières, les diverses machines, etc. – en bref, l’installation électrique, de chauffage, d’éclairage, etc. 2°, un rez-de-chaussée, ainsi désigné, consacré aux boutiques, banques, ou autres établissements qui requièrent surface, espace, lumière abondante, et une grande liberté d’accès. 3°, un premier étage facilement accessible par les escaliers – cet espace habituellement en grandes subdivisions, avec une générosité correspondante dans l’espacement structurel et la dimension des vitrages et dans la respiration des ouvertures sur l’extérieur. 4°, au-dessus, un nombre indéfini d’étages de bureaux empilés en niveaux superposés, un niveau simplement identique à un autre, un bureau simplement identique à tous les autres bureaux – un bureau étant similaire à la cellule d’un rayon de miel, un simple compartiment, rien de plus. 5°, enfin, au sommet de cet empilement est placé un espace ou un étage qui, par rapport à la vie et à l’utilité de l’édifice, est purement physiologique dans sa nature, à savoir l’étage d’attique. Dans ce dernier, le réseau des fluides, montant et descendant, complète et achève sa boucle. L’espace est occupé par des réservoirs, des tuyaux, des soupapes, des faisceaux, et par l’ensemble de la mécanique qui complète et supplée l’installation génératrice cachée dans la cave, au niveau enterré. Finalement, ou plutôt pour commencer, il doit y avoir au rez-de-chaussée une grande ouverture ou entrée commune à tous les occupants ou clients du bâtiment.

Cette disposition est, dans l’ensemble, caractéristique de chaque grand immeuble de bureaux du pays. Quant aux nécessaires aménagements des cours intérieures, ils ne se rapportent pas au problème et, j’espère, comme cela va paraître évident, n’auront pas à être considérés ici. Ces choses, et d’autres telles que la disposition des ascenseurs, par exemple, ont strictement à faire avec l’économie du bâtiment, et je suppose qu’ils auront été pleinement pris en compte et disposés selon la satisfaction d’exigences purement utilitaires et pécuniaires. Les exemples sont rares où la disposition du plan et de l’étage du grand immeuble de bureaux prend une valeur esthétique, quand par exemple la cour est extérieure ou bien devient une caractéristique intérieure de grande importance. […] »

Pour un art du gratte-ciel, Louis Sullivan (recueil d’articles parus entre 1882 et 1924)