La vie à Tahiti

— par Louis Antoine de Bougainville

Nous n’avons pas éprouvé de grandes chaleurs dans cette île. Pendant notre séjour, le thermomètre de Réaumur n’a jamais monté à plus de vingt-deux degrés, et il a été quelquefois à dix-huit degrés.

Le soleil, il est vrai, était déjà à huit ou neuf degrés de l’autre côté de l’équateur ; mais un avantage inestimable de cette île, c’est de n’y pas être infesté par cette légion odieuse d’insectes qui sont le supplice des pays situés entre les tropiques ; nous n’y avons vu non plus aucun animal venimeux. D’ailleurs le climat est si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade. Les scorbutiques que nous avions débarqués et qui n’y ont pas eu une seule nuit tranquille, y ont repris des forces et s’y sont rétablis en peu de temps, au point que quelques-uns ont été depuis parfaitement guéris à bord. Au reste, la santé et la force des insulaires, qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents, qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves, et de la salubrité de l’air, et de la bonté du régime que suivent les habitants ?

Les végétaux et le poisson sont leur principale nourriture ; ils mangent rarement de la viande ; les enfants et les jeunes filles n’en mangent jamais, et ce régime sans doute contribue beaucoup à les tenir exempts de presque toutes nos maladies. J’en dirais autant de leurs boissons ; ils n’en connaissent d’autres que l’eau : l’odeur seule du vin et de l’eau-de-vie leur donnait de la répugnance ; ils en témoignaient aussi pour le tabac, les épiceries, et en général pour toutes les choses fortes.

Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, Louis Antoine de Bougainville, 1889