Les Pierres sauvages

— par Fernand Pouillon

Dans son roman, Fernand Pouillon imagine le journal du maître d’œuvre de l’abbaye du Thoronet. L’auteur, lui-même architecte, détaille avec précision le travail des différents corps de métiers.

Le maître d’œuvre et le choix des matériaux
Dès notre arrivée, nous avions le souci de choisir nos matériaux et de les produire en quantité suffisante, en harmonie avec l’avancement du chantier. Dans notre vallon il n’y eut pour moi aucune hésitation, le premier effort fut sur la pierre : les carrières et la taille. Tu te souviens de mes paroles ? Ensuite le bois et les tuiles. Trop longue et coûteuse eût été une couver­ture en dalles. Mon choix fut guidé par la tradition et l’économie : cela, malgré l’éloignement de la carrière d’argile, la construction d’un four et la mise en route d’une fabrication. Pour le bois, la rareté dirigea nos exploitations parcimonieuses. Ainsi, en égard à mes intentions profondes, à mes sentiments sur l’architec­ture future, j’ai déterminé simultanément les limites du possible et du beau dans chacun des éléments construc­tifs. L’analyse de la matière a institué la règle du jeu futur : laquelle, à son tour, a défini rigoureusement l’aspect lui convenant. Je n’ai pas dit : "Je veux" sans voir. J’ai regardé, soupesé les difficultés de chaque chose, la considération m’a fait dire : "Je pourrai."

Le bois
Les troncs, les branches sont transportés, roulés à terre, entassés par essence, puis calés sur les rondins. Ils étaient là mes arbres ; les beaux sont rares, peu de troncs bien droits. Tous sont marqués du jour de la coupe, puis sèchent des mois, attendent le sciage. Là nous préparons les plateaux, traçons et débitons à la longueur, à la forme, madriers et pièces de charpente. Les plus belles qualités vont à la menuiserie. Les grosses branches, les cimes, sont écorcées à l’herminette, servent de bois d’échafaudages ; les mâts de charge sont choisis parmi les arbres minces et droits. Tout le déchet, écorces, copeaux, branchettes taillées en bûchettes, rangé soigneusement, est envoyé au feu. Le bois est rare et le four gourmand : la chaux, les tuiles, des années à entretenir un brasier.
C’était comme d’habitude, parfumé de résine et d’encens ; mais j’ai cru entendre des plaintes de scie, des coups sombres de cognées. Nous avons du bois, c’était un de mes grands soucis, il faut tant de bois pour un chantier.

La pierre
– Tu aimes donc cette pierre ?
– Oui, et je crois qu’elle me le rend. Dès le premier jour, j’ai eu pour elle un respect que je n’ai même pas songé à discuter. Je n’aurais jamais pu t’en parler, comme je l’ai fait, sans amour. Maintenant, elle fait partie de moi-même, de notre œuvre, elle est l’abbaye. Je la caresse dans mes songes, le soleil se couche sur elle, la retrouve le matin dans son réveil de pierre, lui donne ses couleurs, la pluie la fait briller en l’assom­brissant. Et je l’aime davantage pour ses défauts, pour sa défense sauvage, pour ses ruses à nous échapper. Elle est pour moi comme un loup mâle, noble et coura­geux, aux flancs creux, couvert de blessures, de mor­sures et de coups. Elle sera toujours ainsi, même bien rangée sur ses assises horizontales, domestiquée dans les efforts des voûtes. Si j’apporte à l’abbaye les pro­portions, l’harmonie, elle toute seule lui gardera son âme indépendante ; convertie à l’ordre elle restera aussi belle qu’une bête sauvage au poil hérissé. Voilà pour­quoi je ne veux pas la bâtir, l’engluer de chaux ; je veux lui laisser encore un peu de liberté, sinon elle ne vivrait pas.

Les parements intérieurs
À l’intérieur, les parements seront lisses, aussi régu­liers que possible. Les blocs, posés en assises horizon­tales, réglés à l’aide des cales en bois de un dixième de pouce, seront abreuvés à la chaux bien mouillée, presque liquide, coulée à l’aide d’une écuelle dans les joints verticaux et horizontaux. L’argile sera employée pour étancher les joints pendant le coulage. Des lumières seront judicieusement réparties pour permettre à la chaux de s’écouler et de se répandre, autant que pos­sible, sur toute la surface d’assise. Ces lumières seront sévèrement contrôlées pour éviter les coulures, salis­sures qui seront nettoyées et brossées au fur et à mesure. La finition des joints sera exécutée après avoir enlevé l’argile, avec une pâte de chaux de bonne tenue, bourrée à l’aide de la spatule, raclée ensuite au couteau de bois. Il n’y a rien de sorcier, c’est la pose classique, et Paul forme des convers à ce travail minutieux. Nous ne ris­quons nul désordre. Cette pose est prévue pour l’inté­rieur, à l’abri des gelées, des brûlures du soleil. Les joints ne se désagrégeront pas durant des siècles, car la chaux durcit indéfiniment jusqu’à devenir aussi dure que la pierre. La discipline s’exercera pour faire brosser et laver sans arrêt les parements de haut en bas. La dureté du matériau ne permet aucun ravalement. Seules, des retailles de détail sont prévues pour égaliser certaines pierres mal dressées.

Le remplissage (blocage)
Nous avons ensuite examiné les remplissages entre les deux parements des murs, nous sommes convenus que tous étaient possibles et pouvaient s’exécuter. Ils permettent d’utiliser toutes les pierres de déchets. Le temps reste le même. Le bourrage en maçonnerie ordinaire est le plus rapide, mais exige de nombreuses boutisses qui traversent toute l’épaisseur des murs. Le bourrage, en maçonnerie grossièrement appareillée, supprime les deux tiers de ces longues pierres difficiles à extraire et longues à tailler. Malheureusement, nous manquerons de ces pierres équarries que le tailleur rejette, lorsqu’il les juge impropres, en cours de travail, à servir de pierres de parements.

Les essais présentés, au nombre de trois, étaient dif­férents par l’épaisseur des joints et la régularité des pierres. Nous avons décidé que la finesse du travail serait adaptée à la fonction des salles de l’abbaye, que les plus belles pierres seraient réservées pour l’intérieur de l’église. Pour le plaisir de tous, pour satisfaire l’or­gueil des convers, nous avons admiré les pierres chefs­-d’œuvre : colonne taillée dans un monolithe, voussoirs et sommiers assemblés avec soin.

Les parements extérieurs
Puis nous avons abordé la discussion pour les parements extérieurs. L’essai que j’avais timidement demandé était relégué dans un angle, sur une petite surface, naturellement personne ne le considérait sérieusement. C’était de la pose à joint sec, c’est-à-dire sans mortier. Ce procédé, rarement employé, était clas­sique dans l’antiquité ; de nos jours il reste exception­nel même pour des pierres fines. Il exige tant de soins ! Faces parfaitement dressées sur les assises horizontales. Joints de l’épaisseur d’un trait, mise en place difficile qui oblige la retaille sur place des aspérités concor­dantes. Les effets de bascule ont pour conséquence la cassure des pierres. Les ordres que j’ai donnés naguère pour tailler les parements rudes et grossiers seront de peu de bénéfice en comparaison de la finesse des joints et du travail de retaille. Il est certain que les temps de taille et de pose sont au moins doublés. À ces diffi­cultés s’ajoute la nécessité d’utiliser de nombreuses pierres profondes, à longues queues, qui permettent l’ancrage, la bonne cohésion des murs. Et, ce n’est pas tout, notre matériau est parmi les plus durs, les très résistants, c’est un fait ; mais la pose à joint sec reste dangereuse pour les lourdes charges imposées par les arcs doubleaux et les voûtes. Les efforts agissent prin­cipalement sur les parements extérieurs des murs. L’ajustage des assises à certains endroits devra s’exé­cuter par frottement, retaille, jusqu’à ce que l’assise soit suffisante ; elle ne sera jamais parfaite.

Tout est dans le cerveau de l’homme qui bâtit
Depuis quand a-t-on séparé, ne serait-ce qu’en esprit, la plastique et la tech­nique, les formes et les matériaux ? Architecte et maître d’œuvre ne sont pas de simples appellations, mais bien des fonctions définies et absolues. Les formes, les volumes, les poids, les résistances, les poussées, les flèches, l’équilibre, le mouvement, les lignes, les charges et les surcharges, l’humidité, la sécheresse, la chaleur et le froid, les sons, la lumière, l’ombre et la pénombre, les sens, la terre, l’eau et l’air, enfin tous les matériaux sont, tous et toutes, contenus dans la fonc­tion souveraine, dans l’unique cerveau de l’homme ordinaire qui bâtit. Cet homme sera tout : argile et sable, pierre et bois, fer et bronze. Il s’intégrera, s’iden­tifiera à tous les matériaux, à tous les éléments, à toutes les forces apparentes et internes. Ainsi, il les portera, les évaluera, les auscultera, les verra avec son âme comme s’il les tenait dans ses mains. Ces présomptions ne sont pas des images, je nie toute intention poétique et j’affirme des faits matériels qui sont pour moi indis­cutables. Je les pense avec prosaïsme. Si je suis une poutre en bois posée entre deux appuis éloignés de vingt pieds, je suppute la résistance de mes reins de fibres, et je m’épaissis pour atteindre la section qui me permettra de résister à la flexion imposée par mon propre poids et celui que je devrai supporter. Simulta­nément, je pense à mon aspect extérieur, à l’effet de ma trajectoire et à ma couleur, ainsi je détermine mon essence : de chêne ou de sapin. C’est dans la durée de mon invention plastique que tout ce mécanisme se déclenche ; une simultanéité sans condition. L’exemple élémentaire que je viens de décrire s’applique à toutes les éventualités, la poutre est une image simplifiée de l’arc-boutant et de sa structure aérienne, du contrefort massif, de la voûte. Je peux et je dois me décomposer en claveaux, me ressentir clef de voûte, sommier ou voussoir, reconnaître la pierre dans ma chair, la regar­der comme ma propre peau, lui faire suivre la ligne choisie et le volume naissant.

La vie des moines
Pour moi les instants où je conçois réellement la vie de mes frères sont, peut-être, les seuls où j’exprime ma foi. Je les vois se lever, s’age­nouiller, ils marchent vers l’église, autour du cloître, font leurs ablutions aux fontaines, rêvent devant le feu du chauffoir. Rythme lent, précis, mesuré. Je les vois réelle­ment passer, je les suis du regard. Ils ne sont pas fan­tômes, je les entends respirer, murmurer, marcher, je sens leurs odeurs. Capuchons rabattus, têtes légèrement incli­nées, mains dans les manches : ils passent. Je m’efface, le dos au mur, pour leur laisser la place. Ils vont, pour­suivent leurs évolutions, sans vaines agitations. La Règle exige cette vie sans mouvements inutiles : ils ne doivent pas perdre leur temps, ni essayer de le rattraper. L’architecture suit ces actes. Chaque jour, chaque nuit, le passage des moines est comme un fil qui s’enroule, sans heurts, à petits bruits réguliers. Accompagnés de chants contenus, les offices canoniaux scandent la journée d’une aube à l’autre. Les fêtes jalonnent l’année d’un Noël à l’autre. L’architecture est la scène.

Les Pierres sauvages, Fernand Pouillon, Le Seuil, 1 964