Le gagnant inconnu du concours international

— par Laurence Cossé

"Cela faisait quinze ans que cela durait. Quinze ans qu’on avait réservé à La Défense, à l’endroit baptisé Tête-Défense, un vaste emplacement pour y construire quelque chose de bien. Quelque chose qui finirait en beauté le quartier de La Défense […]"

Dans La Grande Arche, Laurence Cossé retrace de façon très vivante l’aventure du chantier de la grande arche de La Défense, située non loin du CNIT et qui vient clore l’axe historique de Paris. À l’initiative du Président de la République François Mitterrand, un concours international est lancé pour la conception de cet édifice.

La scène se passe à l’Élysée, il y a très longtemps : dans un petit salon du palais, le 25 mai 1983. Se tiennent là des proches de François Mitterrand, assez excités. Ils ont la conviction de vivre un pur moment de pouvoir et ce n’est pas faux. Robert Lion va ouvrir l’enveloppe cachetée qui renferme le nom du lauréat du concours international d’architecture Tête-Défense. Autour de lui on reconnaît Jean-Louis Bianco, Jacques Attali, Yves Dauge, Éric Arnoult, plus connu sous le nom d’Erik Orsenna, quelques journalistes choisis.

La matinée s’achève. Le président vient de trancher. Après cinq semaines d’hésitation, il a choisi parmi les quatre projets finalistes celui qui va être construit. Ce sera cette arche très pure dont on a dressé la maquette dans la salle des fêtes de l’Élysée, avec les trois autres. Ce cube ouvert auprès duquel il a mené beaucoup de ses amis durant ces cinq semaines : Celui-ci, là. Qu’en pensez-vous ?

Ce sera celui-là. C’est dit. Robert Lion a présidé le concours, il lui revient de décacheter l’enveloppe. Il est ravi. Lui aussi est séduit par l’Arche, c’est peu dire : il a tout fait pour amener le président à prendre la décision arrêtée à l’instant. Et ce n’est pas facile d’influencer quelqu’un qui tient autant que Mitterrand à décider souverainement. On ne lui souffle pas ses choix. Le président consulte mais il a l’esprit de contradiction. Que soudain le soupçon lui vienne qu’il se pourrait qu’on ait l’ascendant sur lui, il n’est plus là. Enfin, Lion connaît par cœur la chorégraphie. Il n’a pas ménagé sa peine, depuis un mois il est allé à l’Élysée tous les trois jours, mais il est parvenu à ses fins. C’est l’Arche qui sera construite, malgré ses cent mètres de haut.

Cela faisait quinze ans que cela durait. Quinze ans qu’on avait réservé à La Défense, à l’endroit baptisé Tête-Défense, un vaste emplacement pour y construire quelque chose de bien. Quelque chose qui finirait en beauté le quartier de La Défense, mais surtout, à cette extrémité de l’axe dit historique, qui pourrait s’aligner avec le Louvre et les Tuileries, la Concorde et son obélisque, les Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe. Depuis quinze ans, on s’affrontait au sommet de l’État autour de projets successifs. On en avait enterré des dizaines.

Dès l’été 1981, Mitterrand s’est saisi de la question. En 1982 il a pris le parti de lancer un concours international. Lion a bien travaillé. Les quatre cent vingt-quatre dossiers concurrents ont été étudiés. Le jury était très professionnel. L’anonymat a été respecté. Chacun a son idée mais personne ne sait qui est l’auteur de l’Arche.

Lion déchire l’enveloppe, en sort un feuillet de papier. Le dossier n° 640 a été déposé par Johan Otto von Spreckelsen, architecte, assisté d’Erik Reitzel, ingénieur.

Johan Otto von Spreckelsen, répète lentement Robert Lion en relevant les yeux. Il regarde ses conseillers autour de lui. Tous les visages marquent l’embarras. Lion est bon prince, il met un terme à la torture. Jamais entendu ce nom-là, dit-il. Tous les visages se détendent. Moi non plus, disent en chœur tous les conseillers.

Extrait de La Grande Arche, Laurence Cossé, Gallimard, 2016 (coll. Folio)